La maison de Grand Cossange

Je vous le donne à voir. C’est un bout de terrain perdu entre colline et nuage au plus profond de l’Auvergne, à l’ombre du Rocher St Vincent, des ruines du vieux Gilbert, au château qui demeure d’un autre temps, au croisement des lignes qui tournent en rond, au bout de nulle part…
La maison, vous la trouverez là. Ce n’est pas par hasard. C’est un chemin d’amour et d’amitié qui aussi loin que conduise le voyage vous ramène toujours. C’est cette longue histoire qu’il me faut vous compter, un peu pour moi-même, un peu comme un guide, un témoignage, une trace. Que vienne là le monde jusqu’à nous, mais que jamais ne se perde notre indicible.
Un homme à qui je racontais l’histoire de cette maison m’a laissé faire sans rien dire. Pas un mot. Quand j’ai eu terminé, il fit mine de parti. Je voyais son dos dans la tension du départ.. Combien de ses moments à baisser les yeux ? Combien de fois cela nous est-il arrivé d’éviter l’autre ? L’homme était en train de partir et puis je l’ai vu hésiter. Quelque chose dans son visage que je ne pouvais pas voir, mieux pourtant que si je l’avais vu, peut-être dans son pas ralenti, la forme de son dos. Quelque chose avait changé. L’homme revint vers moi. Je n’oublierai jamais ses yeux plongés dans les miens. Emmenez-moi m’a-t-il demandé. Cet homme au pluriel de ces visages que j’ai visité sont devenus mes amis. Car il ne fut pas le seul. Et chacun, je crois, dans le regard de l’autre, avait ce même désir : emmène-moi…
C’est une maison de paysan, rugueuse et mal léchée, aux larges murs. Comment vous dire…Ces murs aussi larges que mon bras est long un truc à vous dessiner les fenêtres en forme de couloir. Mes amis aimaient à s’asseoir et fumer sur ces larges alcôves, le visage pris dans la lumière incertaine entre pénombre et clarté. Je n’ai que très rarement vu une lumière aussi belle.
Cette maison n’est pas un carrefour. Elle se trouve au bout d’une ligne droite. C’est sa manière à elle de vous ouvrir les bras. Une fois décidé. Sa route sur le chemin c’est facile. Elle vous attend.
Longtemps, je n’ai pas su à qui appartenait cette maison. Je croyais savoir ? Je me trompais. Et puis, j’ai su autrement. Et puis j’ai oublié. Au fond quelle importance … Ce qu’il me faut vous conter, c’est qu’un nombre incroyable de personnes est un jour ou l’autre, générations après générations, entré à l’intérieur. Je n’en ai rencontré que quelques-unes unes. Pourtant je les connais toutes. Quand vous entrez dans la maison, vous voyez posé sur l’immense table des convives un livre ouvert. Tout est rangé autour. Nul désordre. Nulle trace pour relever la présence du dernier passant. La première fois, intrigué vous vous approchez du livre. Vous posez vos valises tandis que vos yeux caressent la page sans oser le toucher. Une date. Quelques lignes d’avoir simplement « été là », de ses humeurs, rires et peines confondues ! Et elles vous souhaitent la bienvenue. Vous vous mettez ensuite à tourner les pages de ce livre gigantesque. Vous vous laissez emporter par le murmure des feuilles bruissant le silence. Vous survolez les mois, enjambez les années. Sans véritablement lire bien-sûr. La lecture ce sera pour plus tard. Dans l’attente de ces temps suspendus. Des retrouvailles…
Des gens que je ne connais pas et que j’ai appris à connaître par cœur sans jamais les avoir vus. Sur ces pages sont gravées toutes les histoires. Et plus particulièrement, l’une d’entre elles : la nôtre…
C’est aussi l’histoire d’une femme que j’ai connue enfant. Nous avons affronté mille tempêtes dans ce lieu du bout du monde. Des moments si tragiques que j’ai bien souvent cru la perdre. Imaginez ces terres immenses où frappe l’écho du « va-t-en ». La blessure d’un amour qui se déchire de trop aimer, ou peut-être blessé de mal aimer…Fou de colère, impuissant à rester digne, aveuglé de douleurs, j’ai connu ces départs dans la nuit. A travers les forêts, à travers champs. Dans l’ivresse des larmes, sous la pluie et l’orage, à hurler pour que cela cesse. Impossible outrage, moi seul, coupable des tourments que « j’infligeais » à celle que j’aime. J’ai connu ces moments où le bout du monde est un désert. L’instant de vide total, la détresse et l’absence, comme une chappe de plomb. Je me souviens de cette solitude, perdu au sommet d’une colline, moi dehors, elle a l’intérieur en souffrance. Et cette maison devenue hostile par ma faute, mes volte-faces imbéciles.
En allant là-bas au fil des pages, celles écrites par d’autres mêlées à celles que vous écrivez, vous connaîtrez nos joies, vous connaîtrez la peine. Vous connaîtrez les raisons qui m’ont poussé un jour à rester plusieurs heures à rester au sommet de cette colline, seul, sans ami à mes côtés . Vous pourrez lire sur le grand livre comment cet ami pour me changer les idées voulut me raconter l’histoire du Petit Prince et ce qu’il en advint. Je ne peux pas vous le dire, par pudeur sans doute. Mais peut-être cet endroit pourra vous raconter saura vous raconter mieux que les mots ce qui s’est réellement passé. Imaginez seulement ce que le Petit Prince, sur sa petite planète, a pu mettre d’infini dans cet espace sans frontières où je me reposais, abîmé…
Et j’ai retrouvé le chemin de la maison. De la raison et du cœur. Le chemin menait à celle que j’aime. J’ai retrouvé les bas plafonds de la pièce de vie traversés de poutres d’un âge qui me rappelle ce temps où je n’étais pas. Là-bas, le soleil se lève mieux qu’ailleurs. Il vous éveille. Imprégné des sagesses passées, des vieilles fumées, protégé par les crépitements d’un âtre sans âge, en son sein léchée et béante la guele d’un four à pain, pourtour de flammes colossales, j’ai goûté la-bas chacuns de mes retours, le parfum d’une femme après la souffrance, le goût d’elle et la chaleur de son corps retrouvé. L’apaisement après la fureur. Combien moi peu digne du pardon et pourtant pardonné. Est-il possible de cacher cela ? Ces instants que le monde ne nous propose guère…
Il y a cette parcelle de délicatesse propre à l’errance, un monde de caresses sans nécessité, sentir durant l’infinité du temps qui ne s’entend plus passer la douceur de sa peau, de sa nudité sur ma nudité, un monde pour elle où l’ouvrage consommé laissera au dehors le sentiment de vieillir. C’est intact depuis lors, dans mille ans et pour jamais. Dans ce temps indifférent, laissé loin au dehors de nous mêmes, à côté de cette femme, j’ai perdu la raison de croire à autre chose… Combien de fois l’ai-je oublié ?
Un jour, un petit garçon à qui je racontais cette histoire m’a demandé qui était cette femme dont je parlais avec tant d’amour. Il me l’a demandé pour le plaisir comme chaque fois que je lui raconte cete histoire. Ce petit garçon est mon fils…
Cette maison, pour peu que vous la cherchiez, regardez bien en vous. C’est facile. Je vous l’ai donné à voir. C’est un bout de terrain perdu entre colline et nuage, au plus profond de l’Auvergne, à l’ombre du Rocher St Vincent, des ruines du vieux Gilbert au château qui demeure d’un autre temps, au croisement des lignes qui tournent en rond, au bout de nulle part…

A Aymeric, Catherine, Cyrille, Franck, Gille, Olivier..
Aux autres.
A ceux à venir…
G. C. décembre 2000